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les saisons du vent
14 juillet 2007

solitude

Sylvain a environ 30 ans;il est entré pour bilan de douleurs dorsales et sa radio pulmonaire a révélé la présence sournoise d'un cancer.

quelques années auparavant,en sortant de son boulot de cuisinier au petit matin,un peu alcoolisé,un peu fatigué,il s'est pris un arbre;
la sanction c'est ce fauteuil roulant qui lui colle à la peau..il en a pris son parti,-pas le choix-,il se véhicule adroitement notamment pour aller fumer,se met au lit tout seul malgré ses fichues douleurs qui le tourmentent depuis des mois,et que son médecin a mis sur le compte de sa paraplégie,compression de nerfs etc...
il a un air d'éternel adolescent avec ses cheveux longs,un regard un peu timide,sa façon de s'exprimer un peu ado;
il me raconte qu'il vit toujours chez ses parents mais qu'il envisage de construire,à côté de chez eux...il sera indépendant enfin,avec une cuisine high-tech adaptée à son fauteuil,où il pourra à nouveau exercer ses talents...-parce que j'étais bon ,vous savez-..
une forte indemnité d'invalidité qu'il vient de toucher en tant ex-travailleur frontalier lui permet de concrétiser son rêve,il a dessiné les plans de cette fameuse cuisine lui-même.
-s'il n'y avait pas ces douleurs,bon sang,je serais super heureux...

pendant 15 jours,les examens se succèdent et confirment la présence d'un cancer évolué et agressif;
il faut bien songer à lui annoncer la nouvelle,mais la personnalité de Sylvain,assez immature apparamment,fait que les médecins reculent ce moment difficile;il a bien des parents,mais ils sont âgés,et puis c'est un adulte tout de même..

pendant ce temps-là,ses douleurs dans le dos s'accentuent,on lui donne des antalgiques de plus en plus forts,puis on passe à de la morphine en gélules;
malheureusement Sylvain ne supporte pas bien ce traitement,on doit lui ôter ces morphiniques qui le soulageaient bien mais qui le faisaient passer d'une somnolence à des hallucinations sans répit.

au moment où commence mon histoire,on en est là,la phase de bilan est terminée et pour les douleurs,on n'a que de légers antalgiques à lui donner;l'état général de Sylvain s'est un peu dégradé,il est bien fatigué maintenant.

je dois travailler 2 nuits qui entourent un jeudi de l'Ascension.

1ère nuit
aux transmissions,l'infirmière me dit que les médecins lui ont annoncé le diagnostic en fin d'après-midi;
un psychologue qui l'avait vu avait insisté pour qu'on se décide à lui dire la vérité afin que Sylvain sorte de son comportement "infantile" (d'autruche?) et qu'on puisse passer à la phase de traitement.
le choix d'une veille de jour férié n'était pas anodin,cela laisserait à Sylvain le temps d'intégrer la mauvaise nouvelle quand le médecin le reverrait le surlendemain.
ma collègue me dit qu'il lui a posé LA question...:"est-ce que je vais mourir?"
alors elle lui a répondu : "ben..c'est une option.".
je m'exclame:"oh là là...mais tu es impitoyable,toi!"
-quoi!..on nous dit qu'il faut dire la vérité au patient,alors je lui ai dit!
-oui,mais pas comme ça,"une option"...on n'est pas au lycée,ce n'est pas un concours...je sais pas moi...
-t'es vraiment pas au top,toi,...il a demandé,je lui ai répondu,point-barre!
-bien sûr,bien sûr,il est 8 heures du soir,et il va bien dormir,et c'est moi qui vais devoir gérer ça,on refile pas une nouvelle pareille comme ça,débrouillez-vous m'sieur,c'est la pure vérité,vous êtes assez grand maintenant....tiens,je suis dégoûtée..
-pff,t'en fais bien des histoires,bon allez salut...et bonne nuit!

dans ma tête,plein de gros mots.
quand je vois Sylvain,il ne m'en parle pas,il est d'une humeur massacrante,il dit qu'il a mal,mal,mal et qu'il veut dormir.
je lui mets tous les antalgiques possibles prescrits,mais il sonne très souvent,rien ne va,il faut l'aider à changer de position,-lui qui était si autonome,il s'est bien affaibli- il faut le masser,il veut boire,il veut manger,puis il change d'avis.....bref,une multitude de demandes sans jamais parler de l'essentiel;
au petit matin,il finit par s'endormir,la nuit est passée avec toutes ses ombres menaçantes.

2ème nuit
quand j'arrive,j'apprends que l'état de Sylvain s'est encore dégradé:très essouflé il est sous oxygène,il a toujours mal mais au niveau du traitement rien de neuf....on est jeudi de l'Ascension,le médecin de garde l'a vu lui et ses parents,mais rien n'a été rajouté....le cas de Sylvain est trop délicat ,on verra le lendemain.

là,il faut que je parle de l'aide-soignante qui travaille avec moi:c'est une remplaçante,elle n'est jamais venu dans le service;malgré son expérience,elle est horrifiée par le service.
tout est trop sale pour elle,les malades sont trop mal,ça sonne sans arrêt,entre les fièvres,les agités,les personnes à changer,il y a du boulot par-dessus la tête et c'est trop pour elle;
apparamment elle doit juger que ce n'est pas trop pour moi....?
je me retrouve donc avec quelqu'un qui rechigne à travailler et qui passe son temps à critiquer.

quand j'arrive ce 2ème soir dans sa chambre,je trouve Sylvain dans un sale état:il a ôté ses lunettes à oxygène et son teint oscille entre le gris et le vert;il est en sueurs,il est agité,il a mouillé son lit;
aussitôt l'O2 remis,son état respiratoire s'améliore,on le change,on le réinstalle.
l'aide-soignante pince les lèvres.
tous ses paramètres vitaux sont normaux...tant qu'il garde l'oxygène...oui,mais voilà,il est bien agité ce soir,il bouge sans arrêt dans son lit,ça ne va pas;
j'appelle le médecin de garde:il a vu les parents dans l'après-midi,il leur a fait part du pronostic sombre,mais il me dit de poser les antalgiques habituels,rien de plus.
surtout pas de morphine ni de sédatif,vu la réaction qu'il a fait les jours d'avant...et comment parler de fin de vie pour un jeune homme qui n'a même pas été encore traité ?...le médecin lui-même refuse d'une certaine manière cette éventualité,il évoque l'angoisse de la nuit,j'essaie de le croire...
je raccroche le téléphone,je suis un peu désemparée....que faire,il n'est pas encore minuit,et je n'ai qu'un médicament à donner dans l'espoir d'apaiser Sylvain....
évidemment,cela ne fait aucun effet sur son comportement:
-il enlève l'oxygène,il repousse ses draps
-il se met à geindre "aah,aah" parce qu'il désature (à 60%...),parce qu'il étouffe
-je l'entends,j'arrive,je lui remets ses lunettes,il me répond "oui,oui,ça va,ça va aller"
-je repars,il est bien.....5 minutes après,il recommence..."aah,aah..."

ce cycle infernal va durer toute la nuit.
l'aide-soignante,à qui je demande de m'aider "dès que tu l'entends,tu peux aller lui remettre son O2,s'il te plaît?",m'oppose un non catégorique:"tu comprends,il me fait penser à mon fils,je ne veux plus entrer dans sa chambre"
et moi aussi j'ai un fils,et puis moi aussi j'en peux plus,ah oui mais moi je suis l'infirmière,je dois assumer...

j'appelle les parents:"vous savez,votre fils,il n'est pas bien du tout..."
le père,un vieil homme las,me répond "oui,on a vu le docteur cet après-midi,on sait ce qui va arriver,que voulez-vous c'est trop dur pour nous,on est trop vieux,on ne viendra pas"
-"mais..?...il est tout seul...."
-"je sais bien mademoiselle,mais on ne peut pas,on habite trop loin,il est si tard,c'est trop dur,on verra demain"
je raccroche et fixe le téléphone;je ne veux pas penser, je dois me maîtriser,il n'est qu'1 heure du matin,encore 5 heures à tenir....Dieu que c'est long
je me sens si seule,tout le monde se dérobe,le médecin,la famille,l'aide-soignante qui s'est planquée à l'office comme ça,si elle voit la lumière des sonnettes,elle ne l'entend pas LUI.
je me passe les mains sur le visage,j'essaie de faire le vide dans ma tête,et puis "aah,aah..."
mes jambes se lèvent automatiquement et je vais voir Sylvain.
j'ai de la chance,sa chambre n'est pas très loin de mon infirmerie,en laissant les portes ouvertes,je l'entends,en 20 pas je suis auprès de lui.

les heures s'égrènent lentement;j'ai beaucoup de travail,il y a 24 autres patients dans le service,et beaucoup d'entre eux ne vont pas bien,certains ont beaucoup de fièvre,d'autres ont du mal à respirer,certains arrachent leur perfusion ou tombent par terre,je dois même faire une entrée depuis les urgences...bref,une nuit de travail dans un service de pneumologie classique.

sauf qu'il y a Sylvain en plus,avec ses "aah,aah..."
je me rappelle,à un moment donné,avoir pensé que ça devait être ça le purgatoire,un truc sans fin dans une profonde solitude...alors je regardais souvent ma montre en me disant que tout finissait quand même par passer.

mais Sylvain.....les heures passent,il s'affaiblit je le vois bien,il gémit moins fort mais de plus en plus souvent;
si je l'appelle,il ouvre les yeux et dit invariablement "oui,oui,ça va,ça va aller"
la fatigue aidant,je ne prends pas garde à un glissement de ma part,pour qu'il se calme,pour ne plus l'entendre gémir, je ferais "tout"... je franchis la ligne jaune de la professionnelle en prenant -oh,pas longtemps-les gestes d'une mère...
je commence à le tutoyer,il a l'air tellement d'un enfant,je lui caresse la tête,les cheveux,je lui murmure "chut,ça va aller..."
oh,comme il se calme tout d'un coup....mon coeur se serre,je ne devrais pas,pas pour moi,j'ai l'impression de voir mon fils de 14 ans,sa peau est douce comme la sienne,elle n'a pas eu le temps de vieillir,je vois sa jugulaire battre doucement dans son cou..je lui chantonne des contines à voix basse..
et il s'apaise....il continue à dire "ça va,ça va aller",mais sa voix se fait plus aigüe,plus douce, comme celle d'un tout petit enfant...
j'ai le coeur en miettes,je pense à mes enfants à moi,à la douleur que cela serait de les perdre,je continue pourtant,je ne veux plus entendre ses "aah,aah...",je voudrais tant qu'il se calme.
je me dis que c'est la nuit qui l'énerve,qu'il se sent seul,que ça ira mieux à l'aube...je me raconte des histoires,je regarde l'heure,je lui commente l'émission de chasse qui passe à la télé,les aboiements des chiens comblent la solitude de cette chambre.

l'aube se pointe enfin,c'est une belle journée qui s'annonce,je revois l'aide-soignante,c'est l'heure du tour des changes,on ne se parle pas,il n'y a rien à dire,on attend toutes les deux la relève.
Sylvain est beaucoup plus calme maintenant que le soleil inonde sa chambre;
je lui chuchote à l'oreille que les infirmières vont arriver,qu'elles sont jeunes et jolies,qu'elles vont bien s'occuper de lui,et puis il y a un super soleil dehors,son médecin va venir,fini cet affreux jour férié,on va lui donner tous les calmants pour ses douleurs,ses parents vont venir aussi,bref maintenant que la nuit est finie,maintenant que le jour est là,c'est la vie qui revient,ça va enfin aller mieux...
il hoche la tête,il m'a entendue.
je vais faire mes transmissions,il est 6 heures passées,les collègues sont là,j'ai le sentiment d'avoir réussi l'impossible,arriver au bout de cette nuit.

les transmissions sont un peu longues,il y a tant de choses à dire,il y a eu tant de travail;
6h15,l'aide-soignante se lève,c'est l'heure,je suis en retard,mais elle,elle partira à l'heure,elle a assez donné;je lui demande juste de jeter un coup d'oeil dans la chambre,elle passe devant,juste pour voir si Sylvain n'a pas enlevé son O2...elle pince les lèvres et dit "oui,oui,bon allez,salut"

6h30,fini,je me lève pour partir,l'infirmière de jour est allée voir tout de suite Sylvain,histoire de se faire une idée...je venais de lui dire "il doit dormir maintenant,on ne l'entend pas et puis il fait jour,il y a du bruit et du monde dans le couloir,ça doit le rassurer"
j'entends qu'elle m'appelle:"tu peux venir voir ?"

je rentre,et je vois Sylvain sans son O2 encore une fois....
incrédule,je m'approche de lui....il est mort,les yeux tournés vers la fenêtre inondée de lumière.
je lui secoue doucement l'épaule,je suis stupéfaite..;
mais c'est pas possible,mais qu'est-ce que tu fais là,mais pourquoi,pourquoi t'es mort tout seul comme un chien...?
je dis à voix haute "comme un chien....mais c'est pas vrai,mais c'est pas vrai..."
je suis en colère,toute la nuit j'ai guetté,et le seul moment où je le laisse,où la porte (de l'infirmerie) est fermée,il en "profite" pour se casser,pour mourir tout seul,comme ça...
tout ce que j'ai fait a été pour rien,et surtout il n'a pas attendu que je parte.
il m'a fait ce sale coup,je suis si fatiguée,il aurait pu attendre un peu...oui, il aurait pu attendre que je ne sois plus là..

je commence à pleurer,à pleurer...,les filles me regardent décontenancées,j'aide à le réinstaller,à le changer,il est encore si chaud,et moi je pleure,je pleure.
elles finissent par me chasser doucement:"allez ,rentre chez toi,va dormir.."
je pleure dans le vestiaire.
je pleure dans ma voiture.
j'essaie de me calmer en arrivant chez moi,je serre bien fort contre moi ma petite fille bien vivante.
je repleure en me couchant.
je me réveille en pleurant.
j'en veux à tout le monde,à l'aide-soignante,au médecin,aux parents,au service,au métier.
je m'en veux à moi.

j'ai dû faire un véritable travail de deuil pour surmonter cette histoire.
longtemps,j'ai pleuré rien qu'à l'évoquer .
tous les ans à l'Ascencion,j'y pense mais je ne pleure plus.

aujourd'hui,je l'ai écrite et bien sûr .... "ça va,ça va aller..."

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Commentaires
M
merci alba,<br /> mais il ne faut jamais sous-estimer ses propres capacités,la vie se charge bien souvent de les tester;moi,à 18 ans,je n'aurais jamais pensé faire ce que je fais aujourd'hui,ça ne faisait pas partie de mes rêves ni de mes projets d'avenir...;)
A
Bonsoir, je voulais juste vous dire que j'ai été très touchée par vos témoignages, t vous remercier pour ce que vous avez fait parce que vous êtes vraiment quelqu'un de bien et je vous assure que si tout le monde se comportait comme vous le monde irait mieux. Je ne connais rien à la vie et encore moins à la mort, j'ai tout juste 18 ans, mais je vous trouve extrêmement courageuse et dévouée envers vos patients. Bravo ! =) Vraiment je vous félicite car je sais très bien que moi je n'aurais pas la force de faire tout ce que vous faites au quotidien.
U
Whoauh je viens sur votre blog par celui de grange blanche ... quelle intensité ...
P
Que dire du manque d'humanité de certains ?! Heureusement que tu es là et je pense que tu l'as aidé beaucoup plus que tu ne le croies dans son départ vers cet inconnu....
E
aie...oui en effet cette histoire est bouleversante...
les saisons du vent
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